
L’exposition "Transit" à la galerie Lobby Art Space de Tel Aviv rassemble les œuvres éclectiques de trois artistes arabes israéliennes. Nasrin Abu Baker, Eram Aghbarih et Shams Howari Zoabi utilisent des techniques et des supports divers pour explorer les limites du corps et de l'identité sous plusieurs aspects. Réalisée par Orit Mor et Saher Miari, l’exposition présente des toiles, des tapis, des rideaux, des photos mais aussi des assiettes qui portent une partie de leur histoire à la fois personnelle et collective.
La peinture sur tissus, sur toiles et sur objets, côtoie des travaux réalisés à partir de matières issues de la cuisine ou encore de produits ménagers. Les artistes de "Transit", proposent une expérience artistique saisissante qui reflète à la perfection le concept de hasard et du "manque de contrôle". Elles examinent chacune à leur manière, le lent processus par lequel le matériau devient un ensemble représentatif et multi-contextuel.

Eram Aghbarih crée des formes abstraites à partir d'une réaction chimique en soufflant dans une paille plongée dans la peinture diluée à l'eau et crée une bulle qui forme un nuage flottant sur la toile. Une technique non conventionnelle pour figer un instant dans une action continue.
"L’utilisation du savon vient de mon enfance, du jeu des bulles de savon que mon père nous achetait, c’est devenu une technique de prédilection. Mais en réalité, c’est bien davantage : c’est une expérience et un langage qui me permettent de m’exprimer autrement que par les mots. Cela me donne la possibilité de créer un pont entre mes ressentis et le monde extérieur", déclare Eram.

En plus de la peinture acrylique, les artistes utilisent l'huile et le café, les détergents, le sang ou encore le béton liquide. Cela fait référence à leurs traditions culturelles et symbolise la revendication de leur indépendance et de leur place dans la société.
Shams Howari Zoabi a trouvé l’inspiration dans la cuisine. "J’ai commencé par travailler avec les épices, le café, l’huile d’olive, tout ce que j’utilisais pour faire mes recettes, puis je me suis tournée vers la javel ou l’acétone. Ensuite, j’ai intégré les produits ménagers. J’utilise des tissus pour raconter mon histoire et concevoir des scénarios artistiques", a-t-elle déclaré.

L'utilisation de détergents dans les œuvres de Shams Howari Zoabi prend un sens large lié à la purification, au blanchiment et à l'effacement des contextes sociaux, politiques et de genre. Shams a choisi le motif de la chèvre noire, qui symbolise la relation entre la population arabe d'Israël et les autorités. En 1950, l'élevage de chèvres noires, qui constituaient une source alimentaire importante pour la population arabe, a été interdit en Israël, car les autorités estimaient qu'elles nuisaient à la nature. En fin de compte, il s'est avéré que l'arrêt de leur élevage n’était pas bon pour l'environnement, et en 2017, l'interdiction a été levée.
Enfin, Nasrin Abu Baker travaille principalement avec du béton liquide dilué. Dans l'une de ses œuvres, elle coule du béton sur des assiettes en porcelaine, originaires d'Europe. Elle crée ainsi des tâches abstraites de béton, qui ressemblent à de la nourriture dans une assiette ou à une esquisse de paysage.

"Les matériaux qui font partie intégrante de mon œuvre se rapportent à mes origines : le béton pour mon père ouvrier, et le tissu pour ma mère couturière. Je suis très connectée aux matériaux et à ce qu’ils peuvent nous offrir, ils possèdent de nombreuses propriétés qu’il faut exploiter, tant les matières grossières que fines. J’oscille entre les peintures et les installations, je travaille comme un ouvrier : je construis", raconte Nasrin.
Le béton, évoque les ouvriers issus de la société arabe locale et leur place dans le secteur de la construction; Nasrin aborde ainsi la dimension des relations de pouvoir entre la population arabe et juive. Elle trempe des tissus fins dans du béton, les tache et les "salit", jusqu'à ce qu'ils deviennent presque méconnaissables. La connexion entre des matériaux de mondes opposés crée un contraste entre la source décorative associée à la féminité et le béton associé à la masculinité.
La politique, partie intégrante de l’art?
Nasrin Abu Baker, Eram Aghbarih et Shams Howari Zoabi marchent dans les pas de nombreux artistes arabes locaux autour des questions d'identité inhérentes à leurs oeuvres - à la fois en tant que femmes et en tant que membres d'une minorité en Israël.
"Dans ce pays, peu importe notre identité, religion et ville d’origine, la politique coule dans nos veines; en tant qu’artiste on ne peut donc pas s’en défaire même si on essaye de proposer quelque chose de différent lié à l’enfance par exemple, tout se réfère à la politique, y compris l’art", souligne Nasrin.

"La guerre en cours ne doit pas affecter l’art et notre travail, ou les stopper. Même si les artistes tentent de se défaire du politique, d’une manière ou d’une autre, on le retrouve toujours dans les oeuvres par petites touches", souligne Saher Miari, commissaire de l’exposition.
Ces dernières années, de plus en plus d’Arabes israéliennes ont fait le choix d’une carrière artistique. Un phénomène qui était peu courant auparavant et qui révèle l’émancipation de ces femmes qui osent désormais s'inscrire dans des parcours d'art à l'université ou dans les écoles spécialisées.
L’exposition est à découvrir jusqu’au 13 juillet, 6 rue Arlozorov à Tel Aviv.
Caroline Haïat
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