Le corps pour suggérer l'indicible. L'exposition de Judith Lenglart "With Blind Steps" à Jérusalem a été réalisée à partir de la première partie de sa thèse de doctorat en cotutelle à l’université de Jérusalem et à l’EHESS à Paris. Elle porte sur la représentation du traumatisme de la Shoah dans l’art vidéo en Israël, des années 1970 à nos jours. L’exposition offre une profonde réflexion sur la naissance de la performance, l’utilisation du corps dans l’art visuel, la déshumanisation du corps et sa réparation ainsi que le lien subtil entre passé et présent. La tension entre destruction et reconstruction, symbolique de mort et souffle de vie, est particulièrement saisissante. La question de la mémoire est abordée avec brio, elle repose ici tant sur l’ambivalence entre la vie et la mort que sur celle entre la violence et la bienveillance. Judith Lenglart a réussi le pari fou de transmettre la mémoire de la Shoah sans jamais montrer une image de camp ou de survivant de l’Holocauste. Avec beaucoup de finesse, de références et de messages subliminaux, elle invite le public à repenser le passé à travers l’expérience du corps et laisse une large place à sa propre interprétation.
"Le sujet n’est pas commun car il allie les questions de la mémoire avec l’art vidéo qui est rarement associé au rapport à l'histoire mais davantage à l’actualité. La vidéo a souvent été définie comme le médium du post-modernisme, qui répond au présent et s'intéresse peu aux questions du passé, et encore moins à celles de la mémoire", déclare Judith Lenglart à Itonnews.
Aborder la Shoah différemment
Nichée dans le sous-sol de Mamuta, un centre indépendant de recherche sur l’art, l’exposition a été installée dans ce lieu très particulier qui convient parfaitement à son thème. L’espace comme la mémoire, est enfoui, secret, renié et propre au visionnage des vidéos. Dans cet espace investi à la perfection, Judith a disposé les œuvres photographiques et vidéos d’artistes minutieusement sélectionnés, de sorte à ce qu’elles se fassent écho ou s’opposent, en fonction de leur portée visuelle et de leur signification.
"L’exposition interroge le sens du passé et nous rappelle que nous devons, en tant qu’individus créer notre rapport au passé, et se questionner sur l’humanisation ou l’objectivation du corps. Je tente de montrer que les images les moins explicites expriment davantage la violence du traumatisme", affirme Judith. "Je veux prouver que la vidéo, qui a très peu de règles de narration, permet d’exprimer l’expérience de la mémoire, car on peut créer des décalages et des superpositions d’images. La mémoire n’est jamais livrée comme un objet, le rapport au passé est une pratique individuelle et fragile qui se construit sans cesse", affirme Judith Lenglart.
L’exposition rend hommage à l’ouvrage A pas aveugles de part le monde de Leib Rochman, écrit en Yiddish puis traduit en Hébreu et en Français. Ce texte qui décrit l'errance d'un survivant de la Shoah, avec une prédominance de l’hallucination, est à l'origine du travail de Judith. "Le traumatisme, c’est une certaine forme d’hallucination dans le sens où il vient toujours se placer entre le réel et soi comme quelque chose d’insaisissable qui n’a pas de fin", affirme Judith.
Dans les œuvres qui sont à la fois incantations, poèmes et hallucinations, la remémoration est à la fois une action et un état d'esprit : c'est avant tout suivre des images incomplètes et en constante métamorphose. Dans les performances, les artistes utilisent le corps comme un outil pour reconstituer ou revivre ce qui semblait invisible ou disparu. Une sorte de confrontation entre des images qu’on tente de réactualiser et en même temps le présent qui vient toujours entacher la question de soi et des autres dans la mémoire.
Opposer la vie à la mort
Sur l’une des vidéos d'Avraham Eilat, on observe des corps entrelacés, représentant la libération sexuelle des années 1970, qui font écho aux corps empilés dans les camps de la mort pendant la Shoah. L’art vidéo est ici un langage visuel de la mémoire et de la conscience.
Dans la vidéo centrale d'Avraham Eilat, que le visiteur peut voir d’une pièce à l’autre sur grand écran, l’artiste ne s’intéresse pas à la mémoire de la Shoah de manière directe mais se focalise sur le mouvement du corps et l'esthétique. Le personnage, dont le visage est dissimulé, court dans une forêt. "J’ai fait le lien avec la Shoah, car c’est une forme de réactualisation d’une scène historique, celle du petit garçon dans le ghetto de Varsovie. Ici l’anonymisation c’est la fuite, l’immigration clandestine, l’errance de l’identité et la métamorphose", explique Judith.
Juste à côté, le spectateur découvre le documentaire de David Perlov, qui explore la construction de la mémoire de la Shoah en Israël, avec la plantation des arbres (l’une des premières façons de se souvenir de l’Holocauste : 6 millions d’arbres ont été plantés pour 6 millions de victimes). La vidéo fait écho à celle de la forêt d'Avraham Eilat, avec les barbelés symboles des camps et de la mort. Ici, la forêt avec les plantations est source d’espoir et de vie, et constitue un paysage alternatif au désert.
L'exposition présente également des photographies et des images animées, mêlant différents genres, comme le cinéma expérimental ou encore le film d'animation. Le premier film d’animation en stop motion de Yoram et Alina Gross est dédié à la mémoire des 6 millions de juifs tués, avec de nombreuses références : les bougies, les lunettes cassées ou les rayures qui rappellent les pyjamas des déportés dans les camps.
L’ambivalence entre destruction et réparation
L’artiste Gideon Gechtman a travaillé sur la question de la condition mortelle de l’homme à travers la maladie et le deuil, en réalisant une oeuvre autobiographique en 1979. On y voit notamment le rasage d’un corps avant une opération chirurgicale, qui correspond à la déshumanisation, au contrôle du corps de l’autre et fait directement référence au rasage des prisonniers dans les camps. Judith fait ici le lien entre mémoire individuelle et mémoire collective.
Pour réparer le corps meurtri, Yocheved Weinfeld a photographié une série de mains "recousues". Issue d’une famille de survivants de la Shoah, Yocheved a pris en photo ses mains, a imprimé les clichés et a cousu dessus avant de les photographier à nouveau. Son oeuvre est l’expression imaginaire de la douleur. Une douleur que l'on s’inflige, une forme de catharsis.
"La main représente l'humanité, elle a une dimension universelle. C'est aussi le premier contact que l'on a avec l'autre et c'est dans les lignes de la main qu'est écrit notre destin. Son œuvre qui joue sur l'ambiguïté entre sacrifice et réparation se réfère à la pratique du souvenir", explique Judith.
La vulnérabilité du corps
Le corps, objet central de l’exposition apparaît aussi sous sa forme la plus vulnérable : la nudité. Haim Maor a réalisé ses photos de nu en 1975. L'artiste, dont les parents sont des survivants de la Shoah confronte les lignes organiques du corps et les lignes géométriques en noir et blanc puis les fait se rejoindre. Il montre le corps nu, devenu objet, où les sujets ont les mains attachées et sont en position de faiblesse.
Dans son oeuvre vidéo, il met en lumière la limite du corps, lorsque celui-ci est atteint de handicap. Réalisée autour de la figure de son grand-père qui a perdu la vue après s’être fait violenter par un soldat nazi, la vidéo reconstruit la perception d'un aveugle via le toucher. La main évoque ici une réflexion sur la mémoire comme capacité à voir le passé et frein à voir le présent car trop actuel. L'artiste met l'accent sur la mémoire comme aveuglement.
Une exposition qui bouleverse et interroge, tout en remettant en question notre perception de la mémoire d'un événement traumatique collectif. A découvrir jusqu’au 26 septembre, 14 rue Guedaliau Alon à Jérusalem, du mardi au jeudi de 13h à 18h et le vendredi de 10h à 14h.
Caroline Haïat
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