L'art en exil : créer pour exister, l’odyssée d’Hristo Mavrev
- Caroline Haïat
- 29 mai
- 7 min de lecture

"Je crée pour rêver et je rêve d’horizons qui ne demandent qu’à être dévoilés", lance Hristo Mavrev. Très sensible, Hristo est un artiste en perpétuelle quête d’identité. Il a su transmettre à travers ses œuvres les contradictions qui l’habitent et les blessures qu’il porte en lui. Amené à voyager à travers le monde, Hristo a forgé sa carrière en s’inspirant des lieux qui l’entourent, mais surtout des personnes qu’il croise sur son chemin. Ses différentes techniques artistiques à la fois originales et empreintes de ses origines bulgares ont fait de lui un artiste à part entière, au parcours hors du commun. Une forte personnalité, qui lui a permis de rompre avec les normes établies et de façonner un style qui lui est propre, à la croisée des univers. Élevé dans la rigidité du régime communiste en Bulgarie, il a réussi à sortir des cadres imposés pour retrouver l’imagination qu’on lui avait dérobée. Évasion, rêves d’émancipation, de reconnaissance et de découverte de la liberté d’expression ont rythmé les étapes de son trajet professionnel atypique. Portrait d’un artiste de renom, à l’avenir tout tracé.
De la quête de soi à l’émancipation
"Je signe toujours mes œuvres en cyrillique, c’est une manière de rester fidèle à mes origines bulgares", souligne fièrement Hristo Mavrev. Ses origines apparaissent en filigrane dans la plupart de ses créations.
Né en 1975 à Razlog, Hristo a reçu une éducation très stricte qui laissait peu de place à ses rêves artistiques. Le sentiment d’exclusion qu’il ressent très jeune est le point de départ d’une trajectoire hors des sentiers battus.

"J’ai toujours voulu être artiste, mais la société dans laquelle j’ai été élevé était contre moi parce que j’étais trop gay, trop féminin, trop maniéré, et différent. Je me cherchais, j’étais toujours à contre-courant. A l’école, j'étais le meilleur en musique, en chant, en art, mais je n’étais pas heureux. J’ai donc décidé quelques années plus tard de fuir mon village, d’abord pour les grandes villes de Bulgarie, pour me fondre dans la masse, puis je me suis envolé pour l’Angleterre où ma vie a réellement commencé", raconte Hristo.
Après avoir étudié l’art pendant 8 ans en Bulgarie, Hristo rejoint le Royaume-Uni où il vit pleinement son homosexualité. Il découvre la liberté sexuelle de l’Occident, la vie LGBTQ (tabou à l’époque en Bulgarie) et la vie moderne loin des stéréotypes : il peut enfin être lui-même. Sans papiers, il travaille comme homme de ménage dans un hôtel transsexuel et se familiarise avec le milieu artistique grâce à des rencontres déterminantes. Ce vent de liberté lui procure un sentiment de plénitude.
"En Bulgarie, j’avais l’impression que quelqu’un avait volé mon imagination, je me sentais vide, car l’éducation bulgare crée une société de clones qui doivent rentrer dans des moules sans réfléchir. L’Occident m’a ouvert l’esprit, j’ai rencontré des artistes qui avaient des idées formidables et qui pouvaient s’exprimer autrement que par la peinture, avec une multitude de supports. C’est à ce moment-là que j'ai pris conscience de l’immensité des possibilités qui s’ouvraient à moi", se souvient Hristo.
"Mon expérience en Angleterre représente une période très positive de ma vie où j’ai appris à déconstruire ce qu’on m’avait enseigné en Bulgarie, ce qui n’est pas évident du tout. Je suis même sûr qu’aujourd’hui encore, certains de mes traumatismes ressortent dans mon art", poursuit-il.

La Grèce, une étape décisive
Après avoir passé cinq ans loin des siens, Hristo apprend que sa famille s’installe en Grèce. Il décide alors de les rejoindre. "J’avais besoin de rétablir cette connexion", dit-il. Ce nouveau lieu lui apporte à la fois satisfaction professionnelle et personnelle. En effet, arrivé sur place, il rencontre celui qui deviendra son mari, Frédéric Journès, diplomate français, aujourd’hui ambassadeur.
Déterminé et ambitieux, Hristo commence de nouvelles études d’art spécialisées dans photoshop, l’illustration et le design graphique. "Quand j’étais en 2e année d’études, j’ai fait la connaissance d’une femme dans une maison d’édition qui m’a dit :'tu as un talent fou, il faut absolument que tu te fasses connaître'", déclare Hristo.
Tout s’enchaîne ensuite très vite pour le jeune artiste, il réalise ses premières œuvres numériques, explore les couleurs et les compositions, puis se lance dans la création de collages digitaux.
"Je dessine d’abord, puis je peins et je scanne. Honnêtement, je pense que j’ai davantage de talent en utilisant mes mains qu’un ordinateur. En Bulgarie, ils nous enseignent à peindre telle ou telle thématique et on écoute, mais avec le temps, j’ai réalisé que chaque idée peut être abordée différemment. Chaque technique a son propre langage, et j’aime les mixer entre elles, cela dépend de ce que je ressens sur le moment. J’aime aussi utiliser l’ombre et la lumière comme base de travail", souligne Hristo.
Des techniques inédites
Hristo compare le processus de création à la grossesse. Les sujets lui viennent instinctivement en fonction de là où il se trouve. "L’inspiration n’est qu’un tout petit instant de la création. Quand je ne suis pas à l’aise avec ce qui m'entoure, je dessine puis, l’idée explose plus tard quand je me sens en sécurité dans un endroit calme. Le sujet bouillonne en moi, avant d’être expulsé sur le support au moment venu et c’est comme cela que naît mon œuvre", raconte Hristo.

Selon lui, les artistes doivent "être heureux pour produire", car "cela donne de la puissance". "Pour ma part, l’insécurité ne me permet pas de créer, le vrai art, c’est quand vous avez une peine que vous transformez en quelque chose de beau et merveilleux. Le public n'a pas besoin de voir le tracas de l’artiste sur les œuvres, il doit juste le ressentir à sa manière", poursuit-il.
Avec plus de dix ans d’expérience dans les collages, Hristo a su s’approprier une technique qui reflète son expérience de vie, associant son passé à son présent. En collant des bandes de scotch auxquelles il ajoute ensuite de la peinture, il réalise des œuvres abstraites sur des thèmes variés qui résonnent avec son histoire personnelle.
"Je pense que les collages viennent réparer quelque chose en moi, j'avais besoin de recoller les morceaux. J’ai voulu couper mes racines, mais le passé nous rattrape et personne ne peut rester sans attache, mon art a été une manière de me réancrer dans le réel", raconte-t-il.
Hristo utilise également des supports durs comme le plexiglass ou les cartons rigides. Récemment, il a élaboré son propre support, inspiré des traditions de son village natal: il crée les peaux acryliques. Ces œuvres sont composées de couches de gel et de peinture, séchées puis détachées du plexiglass pour former des feuilles translucides, jouant avec la lumière et la transparence et symbolisant la vulnérabilité et la révélation de soi. Il décrit ce processus comme une manière de "voir à travers la peau", reflétant ainsi son désir de dévoiler les couches profondes de l'identité humaine.
"C’est une immense fierté pour moi d’avoir conçu mes peaux. C’est une réelle découverte, j’ai tout simplement osé, c'est une technique expérimentale qui est devenue ma marque de fabrique. Cette technique me permet de travailler sur les courbes et les volumes, pour donner une impression de relief", affirme Hristo.
"Man to man", les traditions au service de la création
Le folklore bulgare, notamment le festival Kukeri, a joué un rôle central dans l'œuvre de Hristo Mavrev. Ce festival, où les participants portent des costumes en peau de chèvre pour chasser les mauvais esprits, a inspiré plusieurs de ses œuvres dans lesquelles il revisite ces traditions pour approfondir des thèmes contemporains liés à l'identité et à la transformation.

L’exposition de Hristo et son frère, "Man to Man", présentée en Suisse explore leur identité sexuelle à travers le prisme du festival folklorique bulgare Kukeri, mêlant rituels traditionnels et expressions contemporaines de la masculinité.
"Avec mon frère Marin, céramiste basé à Berlin, nous sommes retournés en Bulgarie dans notre village natal Razlog pour nous imprégner de nos traditions. Cette expo reflète le travail de deux frères qui ont souffert mais d’une manière différente. Marin a conçu trois céramiques et moi, j’ai peint trois œuvres. Nos travaux ont été réalisés en référence au carnaval Kukeri qui a lieu à Razlog chaque 1er janvier", explique Hristo.
Après avoir séjourné au Royaume-Uni, en Grèce, en France et en Suisse, Hristo et son mari sont arrivés en Israël en 2023, juste avant que la guerre n’éclate. Ces expériences multiculturelles ont profondément influencé l’œuvre de Hristo, qui dépeint la métamorphose, la lumière et la libération de soi.
Une exposition individuelle à Tel-Aviv : la consécration
Israël a apporté à Hristo l’occasion de dévoiler son véritable don au grand jour dans sa plus grande exposition en solo : "Beyond the Light", présentée à la galerie Sheetrit & Wolf à Tel Aviv, en décembre 2024. L’exposition retrace le parcours de Mavrev depuis son enfance en Bulgarie jusqu'à sa vie actuelle en Israël. Les œuvres exposées illustrent une transition de motifs sombres et protecteurs vers des compositions lumineuses et colorées. Les premières séries, comme "Chrysalids", utilisent des images de vêtements protecteurs et d'armures pour symboliser la carapace qu'il s'était construite en Bulgarie. Les œuvres plus récentes, créées en Israël, se caractérisent par des couches translucides de lumière et de couleur.

"Lorsque les attaques du 7 octobre se sont produites, nous étions en Israël depuis quelques mois. J'ai commencé à esquisser des scènes impliquant des flashs violents et des images tourmentées inspirées par le conflit en cours, j’ai fait ressortir toute la peine ressentie pendant ces jours terribles. Lors d’un vernissage, on m’a proposé d’exposer seul, une opportunité extraordinaire que j’ai saisie immédiatement. J’ai réalisé 26 œuvres qui ont été disposées sur deux étages, c’était un très beau moment. J’ai rencontré des gens formidables et j’ai pu ainsi faire connaître mon travail au Moyen-Orient", affirme fièrement Hristo.

Sa muse ? Hristo admire énormément le travail de l’artiste suisse Pamela Rosenkranz, elle révèle notamment les intersections entre art, science, philosophie et culture numérique à travers des installations, sculptures, vidéos et peintures.
Désireux d’aller toujours plus loin dans l’introspection artistique, Hristo rêve désormais de se pencher sur l'univers 3D et la sculpture. "Je veux passer à l’art dimensionnel", conclu-t-il, comme un nouveau cap vers des territoires encore inexplorés.
Caroline Haïat
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