Le rôle de l’armée israélienne dans le développement des technologies civiles
- Caroline Haïat
- 1 juil.
- 3 min de lecture

Israël est souvent qualifié de "Start-Up Nation". Mais derrière ce dynamisme technologique se cache un moteur discret et puissant : l’armée israélienne, et en particulier ses unités d’élite dans le renseignement et la cyberdéfense. Des innovations nées dans des contextes de sécurité nationale se retrouvent quelques années plus tard dans les drones de livraison, les applications de navigation, les systèmes de cybersécurité pour les entreprises ou encore les technologies médicales. Cette porosité entre défense et civil n’est pas accidentelle : elle est au cœur du modèle israélien.
L’unité 8200 : une pépinière de fondateurs
"L’unité 8200 est à Israël ce que le MIT est à la Silicon Valley", explique Yossi Vardi, investisseur confirmé dans la tech israélienne. Cette unité du renseignement militaire, spécialisée dans le recueil de données et la guerre électronique, forme chaque année des centaines de jeunes aux technologies les plus avancées. Beaucoup sortent de l’armée avec des idées précises, des compétences de pointe et des réseaux puissants.
Parmi les alumni de l’unité 8200, on trouve les fondateurs de Waze (système de navigation racheté par Google), Check Point (géant de la cybersécurité), Argus Cyber Security (sécurité pour véhicules connectés) ou encore NSO Group, à l’origine du controversé logiciel Pegasus.
"Ce que les gens oublient souvent, c’est que l’armée, ici, fonctionne comme un accélérateur technologique. Elle vous donne trois ans pour résoudre un problème vital, avec une équipe brillante et des moyens parfois limités. Cela forge une manière de penser et d’innover", souligne Tal Dilian, ancien officier du renseignement et entrepreneur.
Drones et vision artificielle : du champ de bataille au champ agricole
Israël est l’un des pionniers mondiaux des drones militaires. Dès les années 1980, Tsahal développe des UAV (Unmanned Aerial Vehicles) pour surveiller les frontières et accompagner les opérations. Ces compétences se traduisent aujourd’hui dans des usages civils aussi variés que l’agriculture de précision, la cartographie, ou la livraison autonome.
La société Airobotics, fondée par d’anciens ingénieurs de la défense, propose ainsi des drones civils capables d’effectuer des missions sans intervention humaine. "La base technologique vient directement de l’armée. Ce sont les mêmes capteurs, les mêmes algorithmes de stabilisation et de vision embarquée. Mais nous les avons adaptés à un environnement civil et réglementé", indique Meir Kliner, cofondateur d’Airobotics.
Dans le domaine de la vision artificielle, c’est Mobileye – rachetée par Intel pour plus de 15 milliards de dollars – qui illustre la migration du militaire au civil. Si l’entreprise a été fondée hors du cadre de l’armée, ses technologies de perception et d’analyse en temps réel s’inspirent des systèmes de reconnaissance utilisés dans les drones de surveillance.
Surveillance et cybersécurité : entre menace et marché
L’armée israélienne a également investi très tôt dans la cybersécurité, un domaine devenu central à partir des années 2000. Grâce à ses compétences dans la guerre informatique, Israël est devenu un leader mondial de la sécurité des données.
"La cybersécurité n’est pas un luxe pour nous, c’est une nécessité existentielle. L’infrastructure qui protège une base militaire peut très bien servir à sécuriser une banque ou un hôpital", explique Nadav Zafrir, ancien commandant de l’unité 8200 et cofondateur de Team8, un fonds spécialisé dans les start-up en cyberdéfense.
Plusieurs entreprises israéliennes comme CyberArk, SentinelOne ou Illusive Networks emploient d’anciens soldats ayant travaillé sur des systèmes sensibles. Ces compétences sont de plus en plus recherchées à l’international, notamment en Europe et aux États-Unis, où les menaces cyber croissent à un rythme exponentiel.
Ce lien entre armée et innovation n’est pas uniquement structurel, il est aussi culturel. L’armée forme les jeunes à prendre des décisions rapides, à échouer et à recommencer. Ce sont des valeurs qui correspondent parfaitement à l’esprit entrepreneurial.
"En Israël, l’échec n’est pas une honte. C’est souvent même un atout sur un CV. Et cela vient en partie de l’armée, où on vous apprend à assumer des responsabilités très jeune", affirme Inbal Arieli, autrice de Chutzpah: Why Israel Is a Hub of Innovation and Entrepreneurship.
Cette synergie repose aussi sur une législation souple et une proximité géographique et humaine entre les sphères militaire, académique et entrepreneuriale. Dans un pays de moins de 10 millions d’habitants, les connexions sont rapides et les idées circulent facilement.
Des défis éthiques et géopolitiques
Cependant, cette porosité entre défense et civil suscite aussi des interrogations. Des entreprises comme NSO Group ou Cellebrite ont été critiquées pour l’exportation de technologies de surveillance vers des régimes autoritaires.
"Le défi pour Israël aujourd’hui est de concilier sa puissance technologique avec une responsabilité éthique globale. Ce qui est légal ne suffit plus ; il faut aussi que cela soit légitime", résume Eyal Benvenisti, professeur de droit international à l’université de Cambridge.
Le modèle israélien montre que l’innovation militaire peut nourrir l’économie civile à condition d’avoir des structures souples, des passerelles efficaces et une culture favorable au risque. Mais il soulève aussi des enjeux majeurs de régulation, de transparence et de contrôle.
Caroline Haïat
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