Les femmes bédouines, maîtresses du jeu dans le film "Sa guerre-Hanan Alsanah"
- Caroline Haïat
- 30 oct. 2024
- 5 min de lecture

L’alerte à la roquette retentit. La caméra filme des zones de villages non reconnus dans le désert du Néguev, où les déchets jonchent le sol. Pas d’abri anti-missile à l’horizon. Telle est la réalité des Bédouins du sud d’Israël, voués à eux-mêmes lorsqu’un danger venu du ciel approche. Le documentaire de l’avocate Hanan Alsanah intitulé "Sa guerre-Hanan Alsanah", épisode d’une trilogie de Makan 33, réalisé par Yael Kipper et Ronen Zaretsky présente de manière exclusive l’entreprenariat des femmes bédouines. Durant 53 minutes, le spectateur découvre la force, l’optimisme et le leadership de celles qui sont généralement dans l’ombre, à la maison avec les enfants. Depuis le 7 octobre, les Bédouines jouent néanmoins un rôle crucial, notamment dans l’aide aux familles nécessiteuses. Un film audacieux, surprenant, inspirant et bien ficelé, qui bouscule les traditions d’une société orchestrée par le patriarcat, où le poids des carcans est conséquent. Le film sera projeté pour la première fois à Rahat ce jeudi 31 octobre, avant de faire son entrée à Tel-Aviv en décembre prochain puis à Jérusalem et Haïfa.
Hanan est née dans une famille bédouine à Lakia. Comme le veut la coutume, elle doit épouser un de ses cousins et élever de nombreux enfants. Mais Hanan rêve d’une belle carrière et d’une vie complètement différente de celle qu’on tente de lui imposer. Dotée d’un caractère rebelle, elle décide d’aller à l’encontre de sa famille et opte pour le difficile chemin de l’émancipation. Grâce à une détermination de fer, elle devient entre autres, avocate et militante des droits de l'Homme et gère depuis près de 12 ans le Centre des droits des femmes dans le Néguev.
"J’ai toujours refusé qu’on fasse un film sur ma vie; mais lorsque la guerre est arrivée, je me suis dit que c’était le bon moment pour exposer mon parcours, afin de montrer que le leadership des femmes bédouines est possible et utile. Grâce aux réalisatrices du film qui ont fait un travail formidable, nous avons mis en avant l'entrepreneuriat des femmes dont personne ne parle. Cela amène l’espoir en cette période sombre. Les gens doivent comprendre que les femmes bédouines sont confrontées à de sérieux problèmes, mais malgré cela, elles se mobilisent pour aider ceux qui sont dans le besoin", explique Hanan à Itonnews.
La liberté imagée
Le film de Hanan est une mise en abyme. On la voit conduire à travers les villages non reconnus du désert pour rendre visite aux femmes bédouines, mais aussi raconter son histoire face caméra, sans tabous. Elle fait part des difficultés qu’elle a rencontrées, et surtout des nombreuses restrictions qui ont ponctué son enfance. Les plans alternés sur Hanan et sur les oiseaux s’envolant dans le ciel symbolisent la liberté à laquelle elle aspirait plus jeune. Elle confie notamment qu’elle adorait monter aux arbres car cela lui donnait des ailes et qu’elle se sentait puissante et libre. "Tout ce que je voulais qui arrive à Hanan, je l'offre aujourd'hui à mes deux filles", dit-elle.

Agir pour faire évoluer les mentalités
Le 7 octobre, la guerre a pris de court le peuple d’Israël. La communauté bédouine a payé un lourd tribut avec 7 otages dont 3 sont toujours à Gaza et une vingtaine de victimes. Pour survivre dans une nouvelle réalité, Hanan a co-fondé avec le centre communautaire de Rahat et l’association "Etoiles du désert", le premier hangar Arabo-juif à Rahat où des milliers de colis sont préparés et envoyés aux familles impactées par la guerre dans le Néguev.
Dans le film, le spectateur assiste à l’élaboration de ces paquets par des Juifs et des Arabes, qui travaillent main dans la main. On y voit surtout l’action des femmes, qui empactent, conduisent et apportent les colis aux familles qui vivent dans des régions touchées par une précarité sans nom. "J’ai rapidement senti que je voulais faire partie intégrante du changement dans notre société", révèle Hanan. Le film traite également des activités d'urgence réalisées par le Centre des droits des femmes bédouines Etakh Foundation avec la coopération du mouvement Al-Nishmayat des femmes leaders des villages non reconnus, dirigé par Hanan.
"Nous avons monté une structure d’aide psychologique à domicile, car c’était dur pour les femmes de sortir de leurs villages pendant la guerre et de gérer leurs problèmes. Je crois dur comme fer au fait que le leadership des femmes et la coopération arabo-juive, sont les seules manières d’amener davantage de justice dans le monde, et d'évoluer vers l'égalité des droits. Je pense sincèrement que les femmes ont la capacité de faire changer les choses", affirme Hanan.
Nombreux sont les défis auxquels font face ces habitants, citoyens de l’Etat d’Israël, traités comme des citoyens de seconde zone et délaissés par le gouvernement. Hanan expose les conséquences de la guerre sur les femmes de ces villages, mais surtout le combat qu’elles ont mené pour faire valoir leurs droits.

Les femmes ont la parole : douleur, difficultés, peurs
Fait plutôt rare dans la société arabe, les femmes bédouines apparaissent ici sur le devant de la scène et s’expriment librement. Charisme et courage les définissent. Elles se laissent même parfois emporter par l’émotion et versent quelques larmes lorsqu’elles évoquent leurs difficultés. Polygamie, violence, insécurité, pauvreté, peur des missiles, discrimination, proches décédés à Gaza, destruction des habitations illégales, aucun sujet n’est laissé de côté.
Lors de sessions en cercle organisées par Hanan, les femmes évoquent ce que le 7 octobre a changé dans leur vie. Elles abordent notamment la dégradation des relations familiales et leurs proches décédés dans les bombardements à Gaza, certaines ont perdu toute leur famille. D’autres révèlent leurs craintes des missiles et l’absence d’abris pour se protéger, le sentiment d’abandon de l'état, le manque de sécurité et la hausse de la discrimination envers les Arabes depuis la guerre.
"Il faut répondre sérieusement aux besoins des femmes qui sont dans les villages non reconnus du Néguev, et écouter leur voix. Elles ont le potentiel de devenir les leaders de demain au niveau social et politique. Les femmes bédouines doivent accéder à des postes haut placé et avoir l'opportunité d'être davantage présentes dans l'espace public", estime Hanan.
"J'ai été surprise de voir que beaucoup d'hommes ont assisté aux projections du film, c’est totalement inhabituel car il est à tendance plutôt féministe et ils n'ont pas l’habitude de voir la force et le pouvoir des femmes. Cela prendra du temps avant que le changement n'opère, mais nous sommes sur la bonne voie", a conclu Hanan.
Le film s'achève sur l’attaque iranienne du 1er octobre dernier, vue du Néguev où une pluie de missiles a illuminé le ciel, plongeant les habitants (sans endroit où se réfugier), dans le chaos et le désespoir.
Puis, Hanan apparaît, à bord de sa voiture, le sourire aux lèvres, et le visage rempli d’espoir. Sur la route du renouveau...
Caroline Haïat
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