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Bourse Sapir : deux artistes bédouines à l'avant-garde du cinéma

  • Photo du rédacteur: Caroline Haïat
    Caroline Haïat
  • 15 juil.
  • 6 min de lecture
Hala Abu Frih et Nasra Azbarga
Hala Abu Frih et Nasra Azbarga

C’est la consécration pour la société bédouine israélienne : deux artistes originaires de Rahat dans le Néguev, ont remporté une prestigieuse bourse pour produire des courts métrages dans le cadre de l'incubateur de films du célèbre Sapir Academic College. Les lauréates du Centre d’art contemporain Raha désignées par le jury sont Hala Abu Frih et Nasra Azbarga. Elles recevront chacune la somme de 140.000 shekels. Cet immense succès est symbole d’espoir pour la communauté, qui a notamment donné naissance ces dernières années à de nombreux projets et initiatives dans les domaines de l’éducation et de la culture. Une avancée majeure pour une société profondément marquée par le poids des carcans.


Derrière la caméra, une révolution discrète


Nasra Azbarga et Hala Abu Frih sont de véritables pionnières et personnalités influentes de la culture et de l'art bédouins à Rahat. Employées dévouées du département Culture et Art du Centre communautaire de Rahat, elles dirigent avec fierté et inspiration le Centre Raha d'art contemporain, inauguré en 2022. Cet espace unique œuvre pour la promotion de la créativité féminine locale tout en tissant un lien profond avec l'identité culturelle bédouine. Diplômées avec mention du programme Culture, Production et Créativité du Sapir Academic College, ces femmes de caractère incarnent une nouvelle génération de leaders culturelles.


"Leur parcours témoigne d'un engagement profond pour un travail porteur de sens, au moyen d’une démarche poignante et engagée en faveur de la promotion de l'art bédouin contemporain, et plus particulièrement de l'art féminin, dans la sphère publique. Au Centre communautaire de Rahat, nous les considérons comme un pilier de l'activité culturelle de la ville et sommes convaincus que les femmes artistes de Rahat doivent être placées au premier plan. C’est seulement de cette manière que nous pourrons construire un environnement qui respecte la diversité et la voix unique des Bédouines", déclare Foad Zeadna, directeur du Centre communautaire de Rahat.


Nasra Azbarga a obtenu la bourse pour son court métrage "La lignée" dans lequel elle explore les fractures au sein de la société bédouine. Nasra Azbarga met en lumière le douloureux sujet des meurtres interfamiliaux : la violence, le crime et les règlements de comptes entre familles rivales font rage dans cette communauté qui peine à endiguer le phénomène. À travers des témoignages personnels, des souvenirs et des questions sans réponse, elle révèle le conflit intérieur entre la loyauté familiale et l’appel à la justice, le silence douloureux qui entoure la violence domestique et l’urgence de briser ce cycle infernal, en particulier envers les femmes. Une histoire qui bascule en réalité vers le cri collectif.


Avec "L'Arbre Jumiza", Hala Abu Frih dépeint son enfance dans le village de Karkur, près de Rahat. Au cœur de ce souvenir : un arbre Jumiza, unique et ancien, devenu une sorte de gardien des secrets, des rêves, des rires et des larmes. À travers cet arbre, elle raconte son histoire personnelle et celle de toute une génération de jeunes gens, qui oscillent entre tradition et modernité.


Le succès de Nasra Azbarga et Hala Abu Frih dépasse inéluctablement l’engouement local. Il constitue une étape culturelle significative qui exprime une vision globale de l'autonomisation des communautés et du renforcement de l'identité.


"Cette prouesse témoigne de l’engagement du Centre communautaire à cultiver un leadership culturel authentique, ancré dans ses racines et inspiré de l'ancien héritage bédouin, fondé sur des valeurs d'hospitalité, de respect mutuel, d'écoute et d'amour de la terre et de son prochain. À une époque où de nombreuses communautés sont en quête de sens et de soutien, le Centre communautaire Rahat offre un modèle de culture locale qui investit dans la jeune génération et construit des ponts entre passé et futur", explique Foad Zeadna.

Le Centre communautaire : un tremplin pour les artistes de demain


Le Centre communautaire Rahat considère qu'un jeune artiste représente une nouvelle voix dans le tissu culturel de la communauté bédouine, et souvent aussi dans celui des générations à venir. Par conséquent, le soutien apporté ne se résume pas à une présence ponctuelle, mais plutôt à un processus sincère et holistique et à un véritable partenariat.


"Nous proposons des espaces de création sécurisés, un accompagnement professionnel par des artistes expérimentés, des ateliers, des opportunités d'expositions et de collaborations. Cela renforce leur confiance en eux et leur permet de développer un langage artistique personnel et une ouverture sur le monde artistique tant en Israël qu’à l'étranger", affirme Foad Zeadna.

Foad Zeadna
Foad Zeadna

Toutefois, la distinction reçue par Nasra Azbarga et Hala Abu Frih ne fait pas oublier les nombreux défis auxquels sont confrontés les artistes de la société arabe bédouine du Néguev. Malgré les progrès et la reconnaissance croissante de l'art bédouin, le chemin est encore long. L'un des principaux défis est le manque d'infrastructures culturelles accessibles et adaptées en périphérie et dans les villages non reconnus de la région.


De ce fait, plusieurs artistes sont contraints de travailler dans des conditions défavorables et sont parfois obligés de se déplacer dans les grandes villes, ce qui n’est pas toujours à la portée de tous. L'espace public lui-même n'est pas systématiquement accueillant ni ouvert aux femmes artistes, et leur impose souvent des limites invisibles, mais strictes. L’art féminin, entre respect des traditions et soif de liberté, reste un terrain fragile.


"Au sein de la communauté, une dualité intérieure oppose la volonté de préserver les valeurs du patrimoine bédouin et le besoin d'expression. La voix de l'artiste bédouin, et plus particulièrement celle des femmes, concilie fidélité aux valeurs et appel à l'innovation, au changement et parfois à une autocritique courageuse. C’est pour cette raison que le Centre communautaire constitue un point d'ancrage essentiel, qui croit réellement au pouvoir de l'éducation culturelle comme fondement d'une communauté unie vouée au succès. Nous nous battons en leur nom et avec les artistes, en faveur du droit à la création", explique Foad Zeadna.

Vers un cinéma bédouin d’auteur


Des signes évidents d'un renouveau significatif sont perceptibles dans le cinéma du sud d’Israël en général, et dans le cinéma bédouin en particulier. La percée impressionnante du film "Eid" du réalisateur Youssef Abu Madegem au Festival international du film de Jérusalem en 2024 a marqué un tournant important.

Basé sur une histoire vraie, le film suit la vie d’un jeune bédouin qui rêve d’émancipation en créant son propre théâtre, mais il est rattrapé par son destin : ses parents le marient de force à une femme qu’il n’a pas choisie et qui symbolise pour lui la prison. Elu meilleur film du Festival, "Eid" a ouvert la voie à des dizaines de jeunes créateurs du Néguev, qui osent désormais se projeter devant et derrière la caméra.


Parallèlement, le travail novateur de Rana Abu Friha, première réalisatrice bédouine, avec son long métrage est une expression forte de courage et de de vision moderne. C'est un acte culturel qui remet en question les limites de l'espace, de la langue, du genre et de l'identité. Il est toutefois important de souligner que le cinéma bédouin, peine encore à survivre. Le manque d'infrastructures, de soutien public et de reconnaissance institutionnelle freine considérablement l'épanouissement de la création locale.


"Même lorsqu'il y a de l'inspiration, des histoires fortes et des créateurs talentueux, le parcours de l'idée à l'écran est escarpé et complexe. De plus, bon nombre de jeunes artistes bédouins sont confrontés à des difficultés d'accès aux technologies, voire au scepticisme de leur entourage quant à la légitimité du milieu du cinéma. Là encore, le Centre communautaire joue un rôle crucial en les soutenant activement pour qu’ils mènent à bien leurs projets", déclare Foad Zeadna.

Selon Foad, la bourse accordée à Nasra Azbarga et Hala Abu Frih peut et doit créer un effet de contagion. Elle signale à la jeune génération que les talents locaux sont reconnus et qu'une voie est ouverte entre Rahat et les pôles de créativité et le monde universitaire en Israël. C’est un catalyseur important pour la construction de passerelles entre tradition et innovation.


Quel avenir pour le cinéma à Rahat?


L'avenir du cinéma à Rahat recèle un potentiel immense, notamment depuis la mise en place du Festival international du film de Rahat depuis trois ans. Cet événement festif attire chaque année de nombreux amateurs de cinéma, réunis autour de grands films israéliens et internationaux. 


"Nous considérons le cinéma comme un outil éducatif, social et politique permettant à la communauté de faire entendre sa voix, de façonner son récit et de bâtir un avenir prometteur. Nous nous efforçons d’établir une infrastructure stable pour les prochains films, ainsi que pour tout un mouvement qui transformera le paysage culturel d'Israël. Rahat peut jouer un rôle pionnier dans l’avenir du cinéma bédouin mais aussi dans l’ensemble du cinéma israélien, uniquement si nous choisissons d'investir, d'écouter et de croire", a conclu Foad Zeadna.


La culture bédouine en pleine transformation, est portée par des femmes qui osent créer, raconter et rêver autrement. À travers elles, c’est toute une communauté qui affirme son droit à l’expression, à la dignité et à la modernité.


Caroline Haïat






 
 
 

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