Mémoire, guérison et hommage dans "Drapeau blanc", de Sigal Eshet-Shafat
- Caroline Haïat

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Drapeaux d’Israël sous des formes inédites, photos d’enfance revisitées ou encore assemblages de tissus, Sigal Eshet-Shafat, artiste originaire de Rosh Pina signe "Drapeau blanc", une exposition hors du commun, inaugurée le 7 novembre à la galerie Yosef Weizman de Givataim. Cet événement mêle à la fois ses travaux et ceux de ses parents disposés en miroir sur chaque mur, les oeuvres se font écho et se perpétuent dans le temps. Les créations de Sigal se concentrent sur les nuances de blanc et les formes abstraites et géométriques qui révèlent son monde intérieur. Parfois, en l'absence d'autres éléments que l'image, elle crée l'illusion du vide. A la fois personnelle et universelle, cette exposition se veut une voie vers la guérison d’Israël, ébranlé par une pandémie sévère et des années de guerre. Fruit d’un long processus intérieur et d’une réflexion sur la mémoire, la filiation et la création, cette exposition est aussi un hommage à son père, Mola Eshet, photographe de mode légendaire décédé l'an dernier, et à sa mère Dalia Eshet, artiste disparue il y a environ quatre ans.
L’exposition se déploie en plusieurs séquences. À l’entrée, le visiteur découvre une série de photographies du père de Sigal, prises à différentes périodes de sa carrière : paysages du désert, portraits en noir et blanc et scènes du quotidien israélien. Il aimait notamment photographier les sujets en mouvement, rappelle Sigal. Ces images, choisies par Sigal, ne sont pas exposées comme des reliques, mais comme des fragments vivants d’un regard. Face à elles, elle présente ses propres œuvres : installations et objets tridimensionnels.
Sigal utilise diverses techniques et formats, qu'elle traduit en un langage artistique qui instaure un dialogue avec son identité israélienne.

"L’idée de l’exposition est née il y a un peu plus d’un an. Le commissaire de l'expo m’a proposé de faire quelque chose sur les drapeaux, puis il a pensé que ce serait bien d’insérer les travaux de mon père. Au début, j’ai refusé, je ne voulais pas mélanger mes œuvres avec celles de mes parents, je pensais que cela créerait une confusion. Mais plus j’y réfléchissais, plus je comprenais que c’était justement l’essence de mon travail. Peu de temps après, mon père nous a quittés, et soudainement, il est apparu évident que cet événement comporterait les travaux de mes parents", raconte Sigal à Itonnews.
Avec un symbolisme profondément riche, intime et révélateur, l'œuvre d'Eshet-Shefat, associée à celles de ses parents, créées entre 1967 et aujourd'hui, reflète le parcours autobiographique de l'artiste ainsi qu'une société israélienne blessée et souffrante qui ne demande qu’à panser ses plaies pour pouvoir envisager l’avenir des générations futures.
Des drapeaux d’Israël revisités
Pour Sigal, les drapeaux d’Israël sont sacrés. Récupérés par dizaines voire centaines dans les rues, poubelles et tous autres endroits, Sigal les accueille chez elle et en prend soin, c’est sa manière à elle de réparer à la fois les plaies de son histoire familiale mais aussi celles de tout un pays.
"Selon la loi sur le drapeau, promulguée en 1949, il est interdit de jeter, brûler ou de déchirer le drapeau national. Profaner le drapeau ou le symbole de l'État et porter atteinte à leur honneur est considéré comme une infraction. Le fait de sauver le drapeau, empreint de tristesse et de douleur, engendre un processus de déconstruction et de réinterprétation de l'existant", déclare Sigal.

Ici, le drapeau est roi. On l'aperçoit sous toutes ses coûtures : percé par une aiguille de perfusion, habillé d’un masque anti-coronavirus, platré ou muni des couleurs du drapeau palestinien, pour évoquer la coexistence.
"Le plâtre est un moyen de recouvrir tout le pays pour soigner les corruptions et les blessures ouvertes de la société. Il faut mettre du plâtre sur tout ça..." affirme Sigal, soulignant le caractère universel et réparateur de sa démarche.
Dans une série d'oeuvres intitulée "Les plaies existentielles", réalisée en octobre 2023, l’artiste décrit la création comme un processus de cicatrisation symbolique, utilisant le canevas et le tissu pour inciser, broder et recomposer des "plaies ouvertes" qui ne seront jamais complètement guéries. "C’est aussi une manière de travailler le traumatisme et de le transformer en art".
Les plaies sont représentées par des tissus déchirés puis recousus, laissant apparaître les cicatrices.

Résonances et similitudes de l’art générationnel
Sur l’un des murs consacrés à son histoire personnelle, Sigal juxtapose des photos prises par ses parents, et ses propres créations inspirées directement des clichés. Les photos d’elle d’époque côtoient leur interprétation moderne, créant un art à deux voix. Fleur de Lys, portraits, couronne de fleurs, Sigal reprend des détails des photos qu’elle recrée à sa manière en collant des matières sur la toile.
"Tout est parti du deuil. Quand mon père est mort, j’ai ressenti un vide immense. En triant ses archives, j’ai compris que mon rôle d’artiste était de leur redonner forme, sans nostalgie. Simplement en observant ce que ces images provoquaient en moi", affirme Sigal.
Ce travail d’archéologie intime devient une réflexion sur la transmission et sur la place de l’artiste face à l’héritage familial. L’exposition interroge également la question de l’identité collective, à travers la mémoire visuelle d’Israël. Les photographies du père renvoient à une époque où la photographie documentaire cherchait à définir une identité nationale naissante.
Dans une autre section, plus intime, Sigal présente une série de portraits de sa mère réalisés par son père, à côté de quelques tableaux originaux peints par celle-ci. L’artiste a souhaité que le parcours de l’exposition soit sensoriel et méditatif, sans chronologie ni hiérarchie. Le visiteur circule entre les œuvres comme dans une maison ouverte, où chaque salle évoque une mémoire distincte. "Je voulais recréer une atmosphère d’entre-deux, ni musée ni maison. Un espace mental où le passé et le présent se confondent", confie Sigal.

Une œuvre attire l’oeil, la colombe de la paix, peinture de sa mère réalisée en couleurs dans les années 2000, et la version de Sigal qu’elle nomme "colombe cousue", faite de tissu blanc et intégrant des morceaux de drapeaux. Elle dispose de manière habile ces pièces avec une œuvre photographique de son père, datant des années 1960, prise dans le zoo de Tel-Aviv, où l'on distingue des mannequins à l’intérieur d'un enclos d’animaux.
Sigal évoque aussi des travaux documentant le domicile familial. Sa mère, à l’âge de quatre-vingts ans, a peint en couleurs leur grande maison, ce qui est devenu une pièce centrale de l’exposition.
L'artiste met ainsi en avant la force cathartique de la création, transformant des souvenirs, des blessures et des événements historiques en œuvres tangibles qui témoignent de son fort engagement artistique contemporain.
L’exposition est à découvrir jusqu’au 26 novembre au 7 rue Hashomer à Givataim.
Caroline Haïat




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